CHAPITRE 4 Symbiases.
On avait déplacé le Nexarche de la cale d’assemblage vers le pont d’envol des docks. Il reposait sur deux axes multi-bras, le nez pointé vers les volets métalliques du sas d’éjection. Une rampe de projecteurs à ultrasons l’enveloppait dans une toile sonore dont les intelligences du vaisseau analysaient en permanence les échos. Lorsque les unités de contrôle non destructif détectaient une microfissure, un bras télémanipulateur la recouvrait quasi instantanément d’un gel de nanones autoréparateurs. Cela ne s’était produit qu’une seule fois durant les dernières cinquante heures.
Le vaisseau était aussi proche de la perfection qu’on pouvait l’imaginer, mais ceux qui l’avaient conçu savaient à quel point l’imagination humaine est limitée face à l’immensité interstellaire. Les unités de test étaient programmées pour tourner en boucle jusqu’à l’instant irrévocable de l’envol.
Hormis les capteurs qui bourdonnaient autour de la coque, le secteur était désert. Les bottes de Nadiane résonnaient sur le métal avec une régularité de métronome. Joanelis, juste derrière elle, avançait en trébuchant sur les rails incrustés dans le plancher. Ses yeux ne cessaient d’aller et venir de la silhouette de sa sœur à celle du Nexarche. Il n’avait pas dormi depuis deux jours.
— Comment se sent Lya ? lui jeta Nadiane sans se retourner. Et ne me dis pas que tu l’ignores, elle a dû subir plus d’examens de contrôle que la totalité des Symbiases.
Je vais bien. Un peu agacée d’être traitée comme un vulgaire processus inconscient. Tu es prête à partir ?
— Les détecteurs du Nexarche sont particulièrement puissants, précisa Joanelis. On ne savait pas ce qui pourrait être utile, alors…
Ta sœur était au courant. Ce n’est pas la première fois que nous parlons ensemble !
Nadiane haussa les épaules. Elle était arrivée sous le ventre du vaisseau, dont elle aurait pu caresser la coque lisse en levant le bras. De l’autre côté, une passerelle amovible grimpait vers le sas.
— Ça doit être merveilleux d’avoir envie de partir, murmura-t-elle. D’en avoir vraiment envie, je veux dire. Je ne vais pas faire un caprice et demander à rester là. Je ne veux même pas y penser… Oh, Sainte Toile, je ne voulais pas que ça m’arrive !
Joanelis retint l’impulsion qui le poussait à la serrer dans ses bras et à la retenir de toutes ses forces. La fatigue aggravait les doutes qui le torturaient. Il était assez lucide pour le comprendre mais trop épuisé pour se rassurer lui-même.
— L’horloge de l’étoile double est proche du point zéro, petite sœur. C’est l’affaire d’une semaine ou deux. On a chargé le Tessaract à bord et l’ensemble du système est opérationnel. J’y ai veillé. N’oublie pas que tu m’emporteras avec toi dans Symbiase-Copie. Je serai près de toi jusqu’à ton retour.
Et moi ? Qui s’occupera de moi ?
— Tu as tes fonctions d’autotest, subvocalisa Joanelis. Bientôt, je ne pourrai plus agir sur toi, je ne serai plus qu’un processus contrôlé par ton esprit. Il faut me promettre de veiller sur Nadiane.
Je le ferai. Pour toi.
— Fais-le pour toi aussi, répliqua-t-il durement. Dans l’espace profond, ma sœur sera la seule preuve de ton existence à laquelle tu pourras te raccrocher.
Nadiane s’était immobilisée. La brise d’aération qui soufflait au ras de ses chevilles était chargée de l’odeur habituelle des docks, avec quelque chose en plus : des relents de désordre et de précipitation. D’inachevé. Le contraste avec l’ambiance volontairement stérile de la station avait valeur de symbole.
La masse du Nexarche occupait tout l’espace au-dessus de sa tête. Nadiane contemplait son reflet qui s’étirait vers l’horizon inversé de la coque. En se haussant sur la pointe des pieds, la tête renversée en arrière, les bras écartés pour garder son équilibre, elle se rapprocha du visage déformé qui grossit pour l’engloutir. Elle allait partir pour de vrai. Toute sa vie n’avait été qu’un prélude à ce moment.
— Ça ne veut rien dire, se morigéna-t-elle. Je ne pars pas vraiment en compagnie de mon double. Il y a trop de significations possibles simultanément, trop de symboles. Je ne dois pas céder à la panique.
Au lieu de continuer droit devant elle et de ressortir près de la passerelle, elle s’enfonça en direction de la proue. Les bras de soutien aux mâchoires de céramique superdense s’inclinaient progressivement vers l’opercule d’éjection. Celui-ci était constitué de lames de titane repliées en éventail devant une paroi monomoléculaire qui constituait le dernier rempart avant le vide. Pour s’arracher de Symbiase, le Nexarche allait devoir déchirer la paroi.
Nadiane se courba pour franchir les derniers mètres. Elle avait coupé à ras ses cheveux, un rituel qu’elle répétait avant chacune de ses longues sorties en espace profond. Le duvet hérissé qui surmontait son crâne aux bosselures apparentes traçait un sillage d’électricité statique en frottant sur la coque.
Interférences, émit Lya. Dans l’esprit épuisé de Joanelis, la voix de l’I.A résonnait comme un écho à peine déformé de celle de sa sœur. Il songea qu’il la perdrait aussi si l’étoile double ne réagissait pas suivant le modèle prévu. C’était une inquiétude différente, nouvelle. Les êtres que l’on aime sont redoutablement uniques. La fatigue, au lieu de l’anesthésier, avait frotté son âme au papier de verre.
Nadiane, accroupie, observait le renflement asymétrique de la cale qui donnait à l’avant du Nexarche un aspect camus. Elle caressait de la paume les courbes arrondies, visiblement intriguée. Joanelis s’inclina pour la rejoindre. Les traits lumineux qu’elle traçait sur le revêtement cristallin de la coque se gravaient directement sur ses rétines, pareils aux phosphènes qui traversaient ses nuits sans sommeil. En l’absence de sa sœur, il ne pouvait s’endormir qu’avec l’aide des rêves hypnotiques générés par le réseau. Il n’avait jamais songé à le lui dire.
Lorsqu’il posa la main sur son épaule, elle se laissa aller en arrière contre lui, avec un abandon total. Pendant leur enfance, ils avaient passé beaucoup de temps serrés l’un contre l’autre dans le noir, à l’intérieur des placards d’entretien emplis d’objets aux formes hétéroclites, ou dans les interstices des doubles cloisons de sécurité. Ils ne se cachaient pas, pas consciemment du moins. Ils cherchaient un endroit où ils auraient été seuls à s’entendre penser.
Leurs flagelles s’entremêlèrent fugitivement. Il lui massa le cou du bout des doigts, ému jusqu’aux larmes de la sentir aussi détendue. Sa confiance absolue était le dernier cadeau qu’elle lui offrait. Mais il n’avait plus le temps de le savourer comme il l’aurait souhaité.
— Nous sommes juste sous le Tessaract, murmura-t-il à son oreille. Ma copie attend de faire ta connaissance.
— Tu es en contact avec lui ? (Les données qu’ils s’échangeaient en parallèle par l’intermédiaire du flagelle n’avaient aucun sens précis. Ce n’étaient que des émotions, l’équivalent numérique de bouffées de tendresse.)
— Non… J’essaie de maintenir les interférences au minimum. C’est vraiment mon double exact, tu sais, alors nos échanges ont quelque chose de dérangeant. Une sorte d’effet miroir. J’ai toujours peur de m’enfermer dans une boucle sans fin, avec lui. Il est tellement…
— Prévisible ?
— Conforme, plutôt. Je ne suis jamais totalement prévisible, même à mes propres yeux.
— Je ne t’aimerais pas autant si c’était le cas.
Nadiane le sentit se raidir imperceptiblement. Elle se laissa aller plus fort en arrière pour le forcer à resserrer sa prise et sentit ses doigts glisser vers ses seins. Enfouis sous le ventre du léviathan fragile, en partie isolés du murmure incessant de l’archipel par les protections électroniques du Nexarche, ils avaient l’illusion d’être redevenus des enfants cachés loin du regard des adultes, dans un royaume qui leur appartenait en propre. Pour trop peu de temps.
— Cet effet miroir, murmura Joanelis. Méfie-t-en. Nos rares contacts ont toujours fragilisé mon double. Les copies ne sortent jamais victorieuses d’une confrontation avec l’original. J’essaie encore de comprendre pourquoi. Je peux admettre que je ne suis pas unique alors que ma copie menace de s’effondrer à cette idée. Il a fallu la régénérer entièrement après chacune de nos entrevues.
— Toi, tu n’y crois pas, c’est tout ! (Les bras de Joanelis, serrés autour de ses épaules, lui offraient le berceau dont elle avait besoin). Tu es unique, et pas seulement à tes propres yeux. Tes convictions intimes l’emportent sur n’importe quel raisonnement logique.
« Tu sais, ajouta-t-elle, c’est rassurant de découvrir les limites de ton merveilleux intellect. Tu es si fier de ton cerveau que tu oublies parfois que tu as un corps et la tendresse qui va avec !
Elle inclina la tête en arrière jusqu’à ce qu’il puisse l’embrasser. L’expression hantée du visage de Joanelis s’atténua, sans disparaître tout à fait. Il caressa sa tempe du bout des lèvres et frotta sa joue contre le crâne presque nu dont il connaissait par cœur chaque bosselure. Puis il se racla la gorge :
— Lya constitue une variable imprévisible et c’est entièrement de ma faute. Vous vous ressemblez. Pas au point de provoquer un effet miroir, mais sans doute assez pour que ce soit inconfortable, pour elle comme pour toi. Et dangereux, par ricochet. J’aimerais… Je ne sais pas. Que tu sois un peu moins toi-même avec elle. Que tu lui fasses de la place. Juste pour l’aider à grandir.
Il ferma les yeux, attendant une protestation qui ne vint pas.
— Ta copie… Enfin toi, tu seras là pour m’aider.
— J’aimerais en être sûr. Tu avais raison, tu sais. J’ai créé mon double et le Tessaract, je les ai fécondés, validés, disséqués, mais je ne parviens pas vraiment à croire à leur existence. Je doute…
— Et tu t’en veux de ne pas avoir ramené la situation à un système parfaitement contrôlable et prévisible. Mais tu oublies une chose, grand frère : je suis une condition initiale du problème, avant de chercher à en être la solution. Et je ne suis pas modélisable.
« Je ne dis pas ça pour te rassurer, note bien. Tu peux t’inquiéter tant que tu veux, mais ça ne sert à rien de culpabiliser Tout ce qui arrivera à partir de maintenant sera entièrement sous ma responsabilité. Et tu me connais assez pour savoir que je n’en fais qu’à ma tête. Toujours…
Elle se dégagea en douceur avant de se retourner et de lui planter un petit baiser entre les deux yeux.
— Compris ? Maintenant, accompagne-moi à bord, que j’explique la même chose à ta copie !
Pour accéder à la cale du Nexarche, il suffisait de retirer deux panneaux de séparation à l’avant et de se glisser dans l’ouverture. Nadiane jeta un coup d’œil circonspect avant de s’y engager et distingua dans la pénombre des piles de caisses disposées de façon à former un étroit passage qui serpentait vers la poupe. Par endroits, des inscriptions phosphorescentes au pochoir luisaient d’une luminescence verdâtre.
Une forme humanoïde, ramassée dans un recoin, semblait prête à bondir sur les intrus. Le cœur de Nadiane faillit manquer un battement, puis elle se secoua. Mon scaphe… Avec, sans doute, un million d’autres choses dont elle ne prévoyait pas d’avoir besoin mais que Joanelis avait empaqueté, juste au cas où. On pouvait lui faire confiance pour ça.
— Lya possède la liste détaillée de la cargaison, avec un plan tridimensionnel de la cale. On a bourré le moindre centimètre cube disponible.
La voix de son frère avait retrouvé un semblant de calme. Nadiane s’assit au bord du trou et balança les jambes avant de sauter.
— Tu as pensé à la verroterie pour amadouer les sauvages ? ironisa-t-elle en se relevant avec précaution.
Le visage de Joanelis s’encadra dans le rectangle lumineux au-dessus d’elle. Il hocha la tête.
— Il y a des… cadeaux. Tout à fait au fond, les conteneurs dorés. Je vais surveiller la mise en place des éjecteurs de sécurité, ne t’étonne pas si ça secoue un peu. Le Tessaract est à environ deux mètres de toi, vers l’avant.
Il disparut, comme tiré en arrière par un fil invisible. Sa voix assourdie fut reliée par le système phonique interne du vaisseau. Le flagelle de Nadiane effleura un cylindre noir scellé au plomb, au couvercle recouvert de moirures bicolores. Du code machine pour lecteurs optiques, sans doute les instructions nécessaires au déverrouillage qui devaient figurer en double ou en triple dans la mémoire du Nexarche. Au cas où Lya… oublierait ? Bizarre.
Lya ? émit Nadiane par l’intermédiaire de son flagelle, tandis que la rumeur de Symbiase emplissait peu à peu le silence de la cale.
J’ai besoin d’elle pour le moment ! (Joanelis, tendu.)
J’avais peur qu’elle ne boude !
Il y a de ça, aussi. Tu as trouvé le Tessaract ? Il doit être sous tes pieds.
La cale s’illumina. La lumière, d’un blanc aveuglant, jaillissait de losanges arrondis incrustés dans les parois et dans le sol suivant un schéma régulier qui couvrait chaque recoin. Les ombres s’évanouirent, le décor perdit sa profondeur. La cargaison chargée de mystère redevint simple accumulation d’objets, au milieu desquels la combinaison du scaphe veillait comme une armure à demi dégonflée.
À un pas de Nadiane, un dallage transparent se découpa sur le sol.
Symbiase copie, émit Joanelis. Quatre millions de personnalités encapsulées dans un hypercube de plus de soixante-cinq mille éléments. Chaque nœud est un cube mémoire à germination fractale, avec une connectique face-face par faisceaux lumineux, une bande passante à quinze zéros. Le plus beau spécimen de notre savoir-faire. Unique, impossible à dupliquer. Dieu sous forme prototype, à ton service exclusif. J’espère que tu es impressionnée ?
— Ça change de mes cargaisons habituelles, dit Nadiane à haute voix.
Pour l’instant, il tourne en mode ralenti, au dix millième de sa capacité. Nous l’avons incrusté dans un puits étanche qui sera refroidi au contact du vide de l’espace, afin que le bruit de fond engendré par l’agitation thermique soit le plus bas possible. Nous ne sommes pas comme les esclaves du Charon, nous n’avons pas besoin de fantômes numériques pour combler nos vides !
Tu peux y jeter un coup d’œil, ça en vaut la peine, puis il te faudra t’empresser de l’oublier. Tu ne pourras ni le réparer, ni l’altérer, de toute façon.
— Je ne suis pas censée avoir besoin de le faire, c’est ça ? Sainte Toile, je ne suis plus une gamine, je n’ai plus peur que les étoiles s’éteignent d’un seul coup !
Mais en pensant à ce qui l’attendait, elle fut prise d’un frisson. Elle posa un genou sur le bord du dallage transparent, avant de se pencher avec précaution.
Il n’y avait pas grand-chose à regarder. Les cristaux-mémoires, d’un noir terne, étaient regroupés en quatre bancs d’un mètre vingt sur soixante centimètres, immergés dans un liquide translucide qui paraissait figé. Mais, au bout de quelques secondes, Nadiane distingua les tourbillons induits par la dissipation de chaleur qui se propageaient le long des arêtes. Elle plaqua son visage contre l’épaisse paroi qui sentait la graisse minérale et la silicone. Une vision incongrue surgit dans son esprit : de longs alignements de pierres tombales tournoyaient dans l’espace, leurs inscriptions depuis longtemps effacées. C’était un souvenir qu’elle ignorait posséder.
Attention à la secousse !
Le crâne de Nadiane s’écrasa contre quelque chose de dur, puis elle se sentit ballottée de droite à gauche de façon particulièrement inconfortable. Elle écarta les bras en aveugle, agrippa le bord arrondi d’un conteneur et tenta de se redresser. Elle avait commencé à jurer avant même d’avoir retrouvé son équilibre. En arrière-plan, Joanelis s’évertuait en vain à la rassurer. Elle sentit des vagues d’inquiétude qui remontaient le long de son flagelle et se calma un peu, le temps de grogner :
— Non, je ne suis pas blessée ! Mais tu pourrais prévenir plus tôt avant de tout basculer sens dessus dessous. Vous jouez à quoi, Lya et toi ? Je croyais que tous les tests étaient terminés ?
Il restait deux ou trois points à vérifier. Tout a l’air de marcher.
— Tu m’en vois ravie… Je ne sais pas si j’aurais survécu à d’autres séances de vérifications !
Il reste une dernière chose, et tu vas pouvoir nous aider : tu connais les tests de Turing sur l’évaluation des personnalités artificielles ?
— Évidemment. (Elle eut un vague soupçon.) Ce sujet n’est pas dangereux, vu les circonstances ? Je croyais que tu cherchais à minimiser les interférences ?
Elle jeta un coup d’œil vers l’ouverture au-dessus d’elle et se redressa lentement. Le haut du Nexarche demeurait étrangement silencieux. Elle tendit les bras vers le haut et les lumières de la cale s’atténuèrent peu à peu. Le puits renfermant le Tessaract s’éteignit sans qu’elle y prenne garde.
— Joanelis ? appela-t-elle à mi-voix, puis plus fort.
Je suis là. Lya est avec moi. Tu peux nous rappeler les énoncés de Turing, juste pour mémoire ?
— Je commence par la fin, je suppose ?
Un murmure d’acquiescement se fraya un passage le long de son flagelle, mêlé d’un sentiment de fierté qui la brûla comme un soleil.
— « S’il est impossible pour un être humain de distinguer une personnalité artificielle d’un autre être humain, alors la personnalité artificielle est dite globalement exacte. » C’est bien ça ?
Tout en parlant, Nadiane s’était hissée hors de la cale en prenant appui sur un empilement de cylindres d’acier. Un coup d’œil avait suffi à confirmer ses soupçons.
— Tu le sais mieux que moi, grand frère, non ? Surtout dans ton état actuel ?
Excellente déduction ! (Le rire qui jaillit des haut-parleurs était si parfait qu’il faillit la faire hurler.) J’ai réussi le test de Turing avec la seule personne qui comptait vraiment. Toi.
— Tu es la copie…
Ce n’était même plus une question. Nadiane ajouta, les bras serrés sur l’absence de son frère :
— Ça veut dire que le Nexarche est prêt, cette fois ?
Non.
Les parois du vaisseau devinrent peu à peu transparentes. Nadiane avait beau savoir que la couche intérieure de pixels se contentait de reproduire en temps réel tout ce que captait la couche externe, l’effet donnait le vertige. Elle reconnut les tores métalliques qui s’éloignaient du Nexarche avec une lenteur trompeuse et murmura pour elle-même :
— Ça veut dire que je suis déjà partie.
L’AnimalVille qui emportait Nadiane vers l’étoile binaire avait replié ses filaments autour du Nexarche. Enchâssé au centre de la base de chair, le vaisseau figurait la gemme d’un bijou violet sombre, comme en portaient les participants aux cérémonies mortuaires de Supérieure. À l’intérieur, à travers les filtres des écrans, Nadiane contemplait les lignes de fuite que la Ville dépliait derrière elle, entre deux échanges. Les trajectoires s’enfonçaient dans d’étroits couloirs tendus de draperies noires, percées de trous d’épingle.
Nadiane sentait que les draperies dissimulaient des murs invisibles. L’horizon paraissait si proche que son regard rebondissait dessus comme une balle, sans parvenir à le traverser. Lorsqu’elle avait vu les étoiles pour la première fois, elle était de l’autre côté d’une vitre infranchissable. Vingt ans plus tard, la frustration subsistait.
Enfermée dans le noir, loin de tout soleil, Nadiane entendait le murmure rassurant de Symbiase-Copie qui chatouillait son flagelle, et se sentait perdue. Il n’y avait pas de lieux où se réfugier, de territoires à explorer, juste une enfilade de pièces identiques réparties comme des gouttes d’eau sur la toile d’araignée de l’univers. Quand tout se ressemble, plus rien n’existe.
Les échanges se déroulaient toujours de la même façon : sans que rien permette de le prévoir, la Ville se tendait. Puis les étoiles lointaines changeaient simplement de place. La durée du transfert était en dessous du seuil de perception temporelle de Nadiane, en dessous de la finesse du cœur électronique de Lya, si voisine de zéro qu’il aurait fallu inventer de nouvelles façons de mesurer le monde pour la détecter. Nadiane savait que cette durée n’était pas nulle ; la rigidité intrinsèque de l’univers ne l’autorisait pas. Joanelis pensait que les échanges étaient des seuils d’improbabilité tellement bas qu’ils rendaient ridicules ses efforts pour s’approcher du zéro probabiliste. Ensemble, ils essayaient de comprendre comment s’y prenait la Ville. Mais la trajectoire en sauts de puce discontinus qui les promenait à travers le Ban défiait toute analyse.
Pourtant, les Mécanistes étaient parvenus à un certain degré de compréhension de son fonctionnement, d’une manière ou d’une autre. Sans le dire à Nadiane, Joanelis avait détourné à son profit une partie des moyens de calculs de Lya et il s’efforçait de trouver des voies nouvelles pour percer le mystère de l’échange. Sa tentative était à la fois futile et désespérée mais elle le protégeait efficacement de la réalité.
Je bute contre une impossibilité fondamentale, s’énerva-t-il après une succession de sauts si rapprochés que Nadiane avait dû rendre la coque opaque pour échapper au vertige. J’ai conçu un modèle théorique qui décrit correctement le phénomène, dans toutes ses manifestations. Un vrai bijou, que je peux encore raffiner à présent que l’archipel entier est prêt à m’aider. Imagine : on peut décrire le Ban comme l’ensemble des points de singularité d’un système dynamique stable, accordés selon une fréquence commune. Et la vibration fondamentale de l’univers serait un zéro plus, indétectable mais dont on peut déduire une valeur approchée par l’analyse du comportement d’une projection simplifiée du système d’origine dans un espace à onze dimensions, neuf spatiales plus deux temporelles. Et ça marche… Suivant ma théorie, il suffit d’approcher d’un point de singularité, de s’accorder sur la fréquence fondamentale et l’échange s’effectue par une équivalence topologique, en suivant la seconde direction temporelle.
« Seul problème, mon modèle ne peut pas s’appliquer !
— Une raison particulière ?
Je te crois ! Ma théorie n’est valable que pour des topologies finies. Des univers de poche, si tu préfères, de tout petits espaces avec une structure particulièrement froissée, des phénomènes d’écho temporel induits par les plis, et j’en passe. Le monde réel est autrement plus vaste.
— Et plus simple ?
Il y eut un silence, qui se prolongea. Nadiane sourit pour elle-même. Le Nexarche était un monde clos qui renfermait en son sein un espace de données quasi illimité, mais les esprits qui le peuplaient imaginaient des infinis encore plus vastes sans en être satisfaits. C’était comme une collection de poupées gigognes à l’envers, chacune d’elles contenant une image agrandie d’elle-même. Il n’y avait que Joanelis pour se sentir à l’aise dans une telle situation.
Tu as mis le doigt sur quelque chose, petite sœur… lui glissa-t-il. Mais c’est tellement surprenant qu’il me faudra du temps pour me familiariser avec ce que ça implique !
— Je préférerais que tu me parles !
Mais Nadiane savait que la personnalité artificielle de Joanelis ne résisterait pas au vide effrayant des journées à venir sans un sujet sur lequel spéculer. Il avait besoin d’un endroit où se perdre et elle n’était plus en mesure de le lui offrir.
— Tu me raconteras quand tu auras trouvé, murmura-t-elle, si bas que les capteurs du Nexarche durent amplifier ses paroles pour les décoder.
Elle sentit à peine le saut suivant et ferma les yeux, en se demandant pour la millième fois combien il lui faudrait en subir avant d’émerger en vue de l’étoile.